Temoignages


Cette rubrique est destinée à recevoir les jugements des écrivains, philosophes et les témoignages des ami(e)s de Henri Thomas ( textes classés par ordre alphabétique ).

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( Mise à jour, le 26 septembre 2007 )

 

Par ordre alphabétique :

 

Daniel Aranjo ( Dossier Thomas-Supervielle de la revue disparue Le Migrateur, 1994. Nous remercions son directeur Frédric Mangin ), Maxime Caron ( 2000 ), Jacques Derrida ( 2002 ), Grosjean (1994), Guillevic ( 1994 ), Philippe Jaccottet ( 1964 ), Salim Jay ( 2001 et 2005 ), Pierre Pachet (1989 ), George Monti( 1993 ), Jorge de Sousa ( mars 2007), Jules Supervielle, Alain Veinstein ( 2004).

 

Daniel Aranjo :

ENTRE LONDRES ET CARGESE

 

 

Henri Thomas va publier La Nuit de Londres (1956) et, alors que l'automne corse n'est pas entamé (nous ne sommes que le 18 septembre), avec la sensibilité de médium ou de puisatier qui est la sienne - rien qu'à un frémissement de branche ou de brindille en sa fourche - rien qu'à l'air malade qui frappe déjà autour de lui - au cœur du plus précaire campement - il sent toute la menace et de l'automne et, avec l'automne, de l'Hiver qui déjà fond. Terrible hiver d'Europe 1956 ! L'hiver du Promontoire. Les fantômes qu'il n'a pu mettre dans La Nuit de Londres, l'hiver, la solitude morte et mortuaire de l'Hiver les lui fera glisser dans le pré-roman à venir.

C'était début mars 1992. Je venais de trouver sur les Quais Le Promontoire en édition originale. Je l'amène à Henri Thomas, qui me le dédicace (en faisant une erreur de date : il met "le 11 mars 1992" mais nous n'étions que le 9). "Vous aimez ce livre ? me fait-il. Il n'y a que de la mort là-dedans, du début à la fin. “Tu as une drôle de façon de te débarrasser de ta femme”, me reprocha la mienne à la lecture du livre. Et elle devait bientôt mourir."

C'est vrai : Le Promontoire paraît en 1961, et Jacqueline meurt à l'Hôtel-Dieu de Rennes en 1965. Et qu'écrivait Henri dans sa clinique du XIVe un mercredi de décembre 1992, juste à l'époque où nous lui remettions le Prix Supervielle ? "Quand tu es morte j'ai eu le temps de penser : / O ces hommes noirs qui vont te lever ( ...) / Jacqueline je ne t'entends plus, on t'a mise / Dans la terre, et je pense à notre fille / Qui a dix ans (...) / Dis-moi ? Dans l'infini nous sommes nécessaires !". Et un peu plus tard, sur un thème littéralement supervillien : "O mon âme, sans toi, que vais-je devenir ? / (...) les plats que nous mangions avaient le goût du temps." (3 juillet 1993).

Tout semble avoir été suprêmement libre, suprêmement précaire en cette vie. Henri Thomas la perd à des traductions, comme le narrateur du Promontoire à celle de brochures commerciales. Recherche de quelque emploi - ici, l'UNESCO, à travers Supervielle. Mais qu'eût donné l'UNESCO, pour le Migrateur ? A peu près la même chose que la BBC ou Brandeis University.

"J'espère que votre séjour dans le Béarn fut très heureux ; ce doit être une terre à images, avec plusieurs horizons." J'ai parlé du sourcier Henri Thomas. Il ne fut jamais au Béarn. Mais nul n'a jamais mieux défini tout le pan, et les pans, de la littérature béarnaise. Tous les pans de couleur, de nuance exacte et de hauteur, jusqu'aux gouffres d'altitude de la Pierre depuis les pré-Pyrénées et l'Oloron-Sainte-Marie de Supervielle.

Affection ; pudeur ; religion du Langage - fourvoyé à travers le souci de la présente pauvreté - si cette quasi-misère n'était son gîte même : et sa " liberté libre" (Rimbaud).

 

Daniel Aranjo

 

 

 

Nous remercions vivement Maxime Caron qui nous offre un texte inédit : D’une lecture en enroulement. Henri Thomas ( Lille , 2000 ). Il s'agit d'un témoignage qui décrit aussi en quoi la lecture de Thomas peut éclairer certains éléments de la biographie du lecteur ( P.B , 13 octobre 2006). Tous droits réservés à Maxime Caron.

 

http://henrithomas.pbwiki.com/f/D%27une%20lecture%20en%20enroulement%28Henri%20Thomas%29%20pour%20site.doc

 

 

Jacques Derrida. Dans une étude consacrée au Parjure ( 1964 ), de plus de 40 pages, intitulée Le parjure, peut être, Etudes françaises, Université de Montréal, N°38, 1-2, 2002, salue la richesse de ce roman qui évoque une figure romanesque de son ami Paul de Man :

 

Ce titre magnifique, Le parjure, est un chef d'oeuvre en soi. Il excède toute décision interprétative. Il y a au moins trois façons de le lire et de

l'interpréter, trois façons d'en situer le référent thématique, mais chacune des trois hante les autres.

p.32

[...]

Incapable, dans les limites de cet essai, de reconstituer tout le tissu dans lequel je dois sectionner et sélectionner, je prie le lecteur de ne pas mesurer la richesse de ce livre, Le Parjure, aux lambeaux que, par une trahison supplémentaire, j'en extrais pour les besoins de la démonstration en cours. Un immense travail reste à faire, j'en suis le premier convaincu, à commencer par l'impossible traduction de ce livre en anglais.p.49

 

Jean Grosjean, ( Daniel Aranjo nous offre ici un texte issu de son dossier Thomas-Supervielle de la revue Le migrateur, 1994 :

 

Quant à Henri Thomas, les connaisseurs en poésie ont eu beau lui attribuer des prix, le monde semblait sourd à sa musique. Pourtant, comme Jules Supervielle, il est de ceux qui chantent. Et tous deux savent que pour capter la réalité de la vie par la mélodie du langage, il est bon d'être discret, toujours un peu en retrait du bruit et des groupes, toujours un peu insaisissable. Mais c'est parce qu'ils se côtoient que leurs différences éclatent. L'aîné nous emmène dans le mystère par une ligne continue et le puîné nous y précipite par ses arrêts brusques. Le premier nous achemine par hypnose dans l'espèce de lucidité des rêves. Le second nous entraîne par une sorte de ronde populaire dans une nuit effrayante qu'il fait mine de braver. L'un tente d'amadouer les ténèbres, l'autre essaie de les faire sortir de leurs gonds. Maintenant que celui-ci s'est tu, nous entendrons peut-être mieux les subtiles syncopes de son art.

Jean Grosjean

 

 

Guillevic ( Paris, le 18 avril 1994, c.f Dossier dirigé par Aranjo ):

 

Je connaissais Henri Thomas depuis longtemps, mais nous n'avons jamais eu d'intimité. Sa poésie ne m'était pas essentielle comme celles de Reverdy, de Supervielle, de Follain. Mais j'ai toujours estimé Henri Thomas comme camarade et comme poète. La nature ne m'a pas donné comme à lui l'esprit critique, analytique. Je sais seulement dire si j'aime ou si je n'aime pas telle poésie.

Le dernier livre d'Henri Thomas, Les Maisons brûlées, que je viens de recevoir et de lire, me touche beaucoup. C'est un recueil admirable où il dit avec un naturel puissant et terrible qui coule de source comment il vit sa vieillesse terminale et l'imminence de la mort, dans un mouroir. Brûlées les maisons successives depuis celle de la première enfance et aucun goût de cendre. Une tendresse toute neuve.

Je crois que c'est un grand livre. Il m'accompagnera.

 

 

Philippe Jaccottet, un très riche article intitulé Dans la détresse, La Gazette de Lausanne, 20 juin 1964, repris sous forme de préface au Parjure, collection L'imaginaire, souligne dans ce roman :

 

la lumière et l’ombre qui font de ce livre un grand livre, et un livre ambigu.

Pour en montrer la beauté, il faut entrer dans ses détails.

 

Plus de trente ans plus tard, dans Le Nouvel Observateur, numéro du 20 au 30 mai 2001, interrogé par Jérôme Garcin, Jaccottet, fidèle à son admiration dont témoignent ses nombreuses notes de lecture sur l'oeuvre de Thomas, déclare :

 

Les seules oeuvres romanesques dans lesquelles je suis toujours entré avec passion, quels que soient l'heure et le lieu, c'est celle d'Henri Thomas, injustement méconnue, et celle d'André Dhôtel p. 62 B

 

 

Salim Jay évoque brièvement Henri Thomas dans Tu ne traverseras pas le détroit, Editions Mille et une nuits, 2001 Henri Thomas, et plus longuement, dans un roman fort drôle, Embourgeoisement immédiat, Editions de la différence, 2005, p.82-85.

 

Propos de Georges Monti, Directeur des Editions Le temps qu'il fait, recueillis par Philippe Savary, dans le numéro 5, de la revue Le matricule des Anges, décembre 1993- janvier 1994. Nous remercions cet éditeur et cette revue qui ont tant fait pour l'oeuvre de Henri Thomas :

 

Un dernier mot. Quels souvenirs gardez-vous de Henri Thomas? :

 

Le souvenir d'un grand esprit, d'une figure emblématique. Ce sont ses amis (Armand Robin, Armen Lubin et Jean-Paul de Dadelsen) qui nous ont rapprochés. Pour Henri Thomas, tout passait par le langage; il ne faisait aucune différence entre le réel et l'imaginaire, au point qu'au bout d'une heure de conversation, on ne savait plus très bien distinguer ce qu'il se rappelait de ce qu'il inventait. Et sa conversation est restée jusqu'à la fin merveilleuse, tour à tour pétillante et rêveuse. Il était capable de parler de Paul Valéry, qu'il a veillé sur son lit de mort, et d'enchaîner aussitôt sur deux vers de Corbière! C'était le monde de Henri Thomas.

 

Un nouveau titre de Henri Thomas est-il prévu?

 

Oui, le 1er janvier 1992 était sorti Le cinéma dans la grange; le 1er janvier 1993, ce fut Le poison des images que Thomas considérait peut-être pas comme le meilleur de ses livres mais certainement le plus beau. Le 1er janvier 1994 paraîtra un recueil de notes extraites de ses carnets, qu'il m'avait donné il y a presque un an. Ce sera La Défeuillée, avec entre autres ce scénario express qui est celui même de sa vie et de son oeuvre : “Quelqu'un rêve que je suis vivant. Quand il cessera de rêver, quand il s'éveillera, je mourrai.”

 

 

Pierre Pachet, L’indiscret, NRF, novembre 1989, N ° 422, p.14, remarque :

 

<< Si les récits de Thomas sont indiscrets, c’est en attirant l’attention sur les secrets que chaque vie enveloppe instinctivement. Ils ne cherchent pas à expliquer, ni à tout dire. Ils reviennent sur les choses tues, et qui font mal, sans doute au romancier lui-même. >>

 

Jörge de Sousa Noronha, en mars 2007, évoque son amitié avec Thomas :

 

D’une saison l’autre

 

La fenêtre était ouverte, les volets tirés. Il était là, dans la pénombre, immobile, étendu sur le lit et semblait dormir, les bras tendus sur le drap le long du corps, livide, la bouche ouverte, faisant étrangement penser à ces moulages de Pompeï, dont nous avions récemment parlé. Le poète n’est plus, il s’est enfin « couché sur ses livres ». Sur la petite table de travail, quelques livres encore, un vieux Nietzsche, en bien piteux état, un Rimbaud de la Pléiade, The book of disquiet, une traduction anglaise de Pessoa que je lui avais apportée quelques jours avant. Une marque y était placée, page 109, où il avait souligné au crayon, « For three days of holiday, the small beach, forming an even smaller bay cut off from the world by two miniature promontories was my retreat from myself ». En face, sa petite bibliothèque, remplie à craquer, semblait attendre on ne sait quelles autres mains improbables.

Les artistes ont ce curieux pouvoir de construire un monde avec presque rien, de faire de tout avatar un bienfait, de bâtir une œuvre au-delà du possible, avec les seuls mots, parfois, et aussi avec ceux que l’on peut lire entre les lignes :

 

Un jour je marcherai dans la rue en hiver

le froid par nappes se répandra dans l’espace

presque visible autour des lampadaires ;

en moi je serrerai un projet d’autrefois

 

Les maisons brûlées, Gallimard,1994, p.7

 

Henri Thomas vécut par les livres, au sens propre, comme en une sorte d’ultime refuge dans les mots, comme si rien d’autre n’aurait pu mieux le protéger : une bulle, une île perdue quelque part, fenêtres grandes ouvertes sur d’infinis océans. Peu de personnes l’ont réellement connu dans sa nudité intime, surtout vers la fin de sa vie, à la saison des feuilles mortes, lorsque tombent les préjugés et que l’on se laisse aller à la confidence.

L’homme était aigu, attentif aux petites choses, au moindre bruissement, au clignement des yeux d’un chat, par exemple, aux mouvements inattendus de sa queue, de ses oreilles :

 

O ta main sur ma fourrure

comme elle est douce et sûre !

 

Bon courage, dit le chat,

ne crains rien de l’au-delà.

 

Les maisons brûlées, Gallimard,1994,p.41

 

Cette fin d’après-midi, je prenais le car à Vannes pour aller à Quiberon, traversant la péninsule, cette mense langue de terre incroyablement basse, avec d’interminables arrêts. Je l’ai vu de loin, comme le car entrait lentement dans la place de la gare, au terminus. Henri est aussitôt venu vers moi d’un air catastrophé : Le chat est mort ! Et Claudine d’ajouter : Le chat est mort ! Le chat est mort ? Comment est-ce arrivé ? Il a été attrapé par le gros chien de la voisine, le malheureux ! Tête basse, nous nous dirigeâmes vers la petite maison à deux étages de la rue de Kermorvan. Il y avait là comme un semblant de famille, à laquelle Henri semblait, du reste, un peu absent, ou ne pas appartenir tout à fait. Au première étage était son bureau, jonché de livres, de carnets anciens ou en cours d’écriture, sa radio. La pièce était exiguë. En face du bureau, une petite bibliothèque avec ses livres. Non pas les siens, mais ceux des autres, de ses auteurs, ses compagnons de route. Ils sont tous là, ils m’aiment peut-être un peu, en tous les cas, ils me sont indispensables. Je le trouvais parfois assis à sa table, sans rien faire, songeur, regardant par la petite lucarne ce ciel breton où passent les nuages que pousse le vent de mer, comme ceux que je voyais passer à Lisbonne, et je n’osais pas l’interrompre. Aux repas, nous parlions un peu, bien que l’atmosphère y était parfois pesante : :<< Et ton atelier, beaucoup de travail ? »

<< Ca va, ces derniers temps, nous avons vu passer pas mal de monde. >>

Puis, il remontait dans sa chambre. Henri a toujours été fasciné par mon travail à l’atelier, qui le dépassait totalement. Il n’y est jamais venu cependant, mais aimait sans doute imaginer ce que je pouvais bien y faire. A Quiberon, il sortait peu, à vrai dire, mais je comprenais tout à fait son besoin d’être à côté de la mer et de ces landes battues par le vent:

 

Tout est marqué, tout est inscrit dans l’éternelle durée,

Et nous verrons enfin l’infini dans un caillou de la plage,

Et la maigre fille et l’absolu que nous avons demandé

 

Les maisons brûlées, Gallimard,1994, p.24

 

Ce besoin transparaît nettement dans son œuvre. Certes, il n’était pas issu de quelque contrée maritime que ce soit, mais cette proximité lui était devenue indispensable, comme un symbole de l’isolement, de la distance, que requiert le labeur du poète. Ici, je sens la mer, son parfum, ses furies, ses espaces où, par l’imaginaire, je me laisse aller sans retenue. Moins isolé qu’à Houat, certes, mais très libre tout de même.

J’avais entendu vaguement parler d’Henri Thomas, pour la première fois dans les années soixante, où j’avais lu quelque chose sur John Perkins ( 1960 ), au moment du prix Médicis, mais, en réalité, j’ignorais tout de lui, et mon français de l’époque était encore des plus approximatifs. Le plus grand des hasards allait faire que je devais par la suite (vingt ans plus tard, très exactement) devenir l'un de ses proches. Lorsque je l’ai rencontré, pour la première fois à Paris en 1986, à la Coupole, j’étais assez intimidé, je l’avoue. J’avais encore assez peu lu de lui, je venais seulement de découvrir Une saison volée ( 1986 ), cet étrange récit, où les personnages baignent dans un espace qui touche à l’irrationnel, mus par on ne sait quelle curieuse mécanique, faisant du tout comme une espèce de réalité dans le rêve, aux accents d’un mystérieux Collège de Pataphysique. J’étais proprement fasciné par la rencontre avec cette écriture si particulière, au-delà du réel. Alors j’ai vu arriver soudain ce petit homme à la casquette de marin breton, aux yeux d’un bleu clair lointain, avec un sourire presque moqueur. Présentations faites, nous sommes restés un long moment à bavarder devant nos verres de rouge. Il s’adressait à moi comme si nous nous étions connus depuis toujours. Je me souviens qu’Henri parlait volontiers et avec délectation de sa retraite à Houat, de sa découverte des « oranges marines », et autres trouvailles incroyables dont l’insignifiance parfois s’évanouissait tout à fait parmi ses mots aiguisés et inhabituels, dans des phrases calculées, dans un langage proprement enivrant. Vers vingt heures, nous nous sommes dit au revoir et nous nous quittâmes, après qu’il nous ai lancé un péremptoire : Il faut venir me voir là bas !

Comme je descendais la rue Paul Fort, j’aperçus Henri, de loin, qui marchait lentement par le trottoir d’en face, paraissant se mouvoir comme dans une vague absence, pour s’arrêter finalement devant le 14. Il ne m’avait pas vu. Ce soir, il venait dîner à la maison. A cette époque, nous l’y vîmes à peine deux ou trois fois, mais, curieusement, il était toujours plus détendu à Paris que chez lui, à Quiberon. Sans doute comme vivant une parenthèse dans son travail de méditation et d’écriture. Il nous racontait des histoires qui lui étaient arrivées et nous riions beaucoup, jusqu’à tard le soir. Henri avait un incroyable don de conteur et, du reste, il s’en était jadis abondamment servi en société.

J’ai toujours été très admiratif par la réussite extraordinaire de cet homme issu d’un milieu modeste qui, par sa curiosité dévorante, son travail et son intelligence a pu devenir, contre vents et marées, un des écrivains les plus indiscutables et singuliers de la littérature française du vingtième siècle. En 1931, à dix huit ans, Thomas est reçu premier prix de philosophie au Concours Général, dont le sujet était : « On dit souvent que l’exercice habituel de la pensée rendrait moins apte à se décider et à agir - Discuter cette opinion, tant du point de vue moral que du point de vue psychologique ». Il y affirma, par exemple, comment « la pensée à l’origine n’est qu’une plus exacte, plus fine utilisation des outils », ou encore que « si l’exercice de la pensée veut se maintenir vif, original, puissant, il faut que le penseur sans cesse se reporte au réel et n’échafaude pas un édifice sonore de concepts creux ». Et plus loin, il poursuivra encore : « la morale doit être vécue avant d’être méditée ; elle s’élabore grâce à l’action ; l’en détacher pour l’isoler dans le ciel de l’abstraction, c’est la fausser, l’appauvrir en la simplifiant. Le conseil par quoi Goethe termine son Faust : se dévouer, sortir de soi, connaître et servir autrui, correspond profondément à la réalité ».

Sa très étonnante dissertation s’achevait ainsi : La critique de la réflexion exagérée qu’on propose à la discussion porte pleinement contre la pensée séparée du réel et voulant l’ignorer, soit dans le domaine moral, soit dans le domaine physique ; pensée plus commode à coup sûr que la véritable réflexion, toujours approximative, incessamment retravaillée. Contre cette caricature de la réflexion, il importe de lutter ; le réel demande toute notre force, toute notre attention.

En 1933, Henri Thomas est en classe de première supérieure au Lycée Henri IV, à Paris. En octobre, il adresse une première lettre à Gallimard, où il exprime le désir de « faire éditer à un petit nombre d’exemplaires un récit qui formerait une plaquette assez épaisse. Je n’ai rien publié encore…vous devinez sans peine quelle importance a pour moi ce premier essai… »

La correspondance, à partir de 1930, puis la rencontre en 1936 avec André Gide, on le sait, furent déterminantes dans son parcours d’écrivain. En 1930, il lui adressait une première lettre depuis le collège de Saint-Dié sans trop espérer une réponse. Mais, contre toute attente, Gide lui donne suite et, à partir de là, s’établit entre eux une correspondance régulière.

Dans une lettre inédite (4) datée du 30 janvier 1930, que je transcris dans son intégralité, on peut lire :

Mon cher Henri Thomas

J’ai lu, avec grande attention et un bien affectueux intérêt, les notes que vous avez bien voulu me communiquer et que je vous renvoie sur votre demande. Elles témoignent d’une observation très délicate et sensible et suffiraient à vous faire aimer. Je pense qu’elles sont extraites d’un cahier couvert de notes semblables ; que vous avez raison d’écrire et que plus tard vous relirez avec émotion et profit, car elles serviront à vous éclairer sur vous-même. Mais persuadez-vous que le grand secret du bonheur (du calme intérieur, de l’équilibre des passions et de la sérénité) c’est de s’occuper des autres plus que de soi-même, et pas trop amoureusement.

Je vous serre la main bien affectueusement.

André Gide.

Dans une autre lettre de Gide, du 2 févier 1940, adressée au « soldat H. Thomas » :

J’apprends avec joie, par Paulhan, qu’il vient d’accepter des poèmes de toi( 1 ). Je voudrais que cela te remontât un peu le moral. Tâche d’oublier les « drames de permission >>.

La même année, il publie son premier roman, Le seau à Charbon, également chez Gallimard , qui annonce, pour ainsi, dire le départ d’une très longue carrière d’écrivain, qui se poursuivra pratiquement jusqu’à sa mort, le 3 novembre 1993.

Deux de ses livres, pour moi, le définissent assez bien, Le migrateur (1983 ) et Une saison volée( 1986 ). Il n’existait réellement que dans ses livres, me plaisais-je à dire. En dehors, l’homme, sur des airs simples, était assez insaisissable, pour ne pas dire mystérieux. Il y a de l’inconnu chez Thomas, l’écrivain, mais aussi la personne. Il est de cette race des constants migrateurs , vivant comme dans une interminable saison qu’il aurait volée quelque part, modulée à son avantage et dont il ne sortait pour ainsi dire jamais.

Les dernières années, rue Rémy Dumoncel, à Paris, nous étions devenus assez proches, je le voyais pratiquement tous les jours. Je lui racontais un peu la vie de l’atelier, il en était très curieux. Nous parlions parfois de l’existence de Dieu et de la condition humaine, du surnaturel, d’occultisme, de ses auteurs, de Pessoa qu’il découvrait avec moi, et d’autres écrivains portugais contemporains, Miguel Torga, Lobo Antunes. Nous parlions de voyages, de ses voyages, de Londres, de l’Amérique qu’il n’avait pas trop aimée, et nous riions aussi pas mal avec nos histoires. Lors d’une toute dernière sortie, nous sommes partis en voiture, avec Nathalie et Claudine, au parc de Chantilly. Il faisait beau, nous sommes restés un bon moment assis sur un banc à bavarder, j’ai pris quelques photos de nous tous, et je lui racontais mes histoires à dormir debout, qui le faisaient rire aux larmes.

Dans l’obscurité de la chambre, je voyais encore ces pauvres livres sagement alignés dans la vieille bibliothèque. Je jetais un dernier regard vers le lit, puis, en sortant, je refermais doucement la porte.

1 Travaux d’aveugle, Gallimard,1941.

 

 

Jörge de Sousa Noronha, Paris, mars 2007.

www.jorgedesousanoronha.com

 

www.exposonnet.com

 

 

Jules Supervielle ( in Dossier Migrateur dirigé par Daniel Aranjo ):

 

<< Poésie de concentration qui ramène à l'essentiel. Elle vous force à l'introspection et vous pousse à la connaissance elle favorise le secret et le suscite en secret.

Travaux d'aveugle. Nul désordre le sens des titres. Poésie faite pour être aimée des sens de l'intérieur et pour laquelle les enjolivements seraient un non-sens.

Travaux d'aveugle et pour aveugle.

On voudrait pouvoir passer ses mains dessus pour en toucher le grain

Parce que l'aveugle compare à tâtons mais à coup sûr

Toujours allant vers la nudité de la sensation. Qu'y a-t-il de plus beau que le nu ? Et que valent les plus belles draperies qui n'ont pas conscience de ce qu'elles cachent.

Sa poésie tend vers l'intimité du coeur : ce coquillage qui n'en finit plus d'appeler la mer à son secours.>>

 

Daniel Aranjo nous offre ici un texte de Jules Supervielle issu de son dossier Thomas-Supervielle de la revue disparue Le migrateur, 1994, mise en place par Daniel Aranjo . Nous remercions le directeur de la revue, Frédéric Mangin et D.A.

(coll. Mme Denise Bertaux-Supervielle).

 

Alain Veinstein, dans sa préface << La fenêtre et la lucarne >>, au volume d'entretiens avec Henri Thomas, diffusés sur France Culture, écrit :

<< Les oeuvres complètes d'Henri Thomas occupent le quartier noble de ma bibliothèque >> Les heures lentes, Arléa, 2004.